« MAINTENANT, CE N’EST PLUS UNE TAPE SUR LES MAINS »
Dans un jugement inédit au Québec, un entrepreneur a été reconnu coupable d’homicide involontaire, hier, pour avoir causé la mort de son travailleur sur un chantier mal sécurisé. Un signal « extrêmement fort » aux employeurs de la construction et la fin d’une douloureuse attente pour la famille.
EMPLOYEUR RECONNU COUPABLE D’HOMICIDE INVOLONTAIRE
UN SIGNAL « EXTRÊMEMENT FORT » AUX EMPLOYEURS DE LA CONSTRUCTION
Pour la première fois au Québec, un employeur a été reconnu coupable hier d’avoir causé la mort de son travailleur sur un chantier mal sécurisé. Cette décision envoie un signal « extrêmement fort » à tous les employeurs au Québec : les « cowboys » qui négligent la sécurité des travailleurs risquent désormais une peine de prison, soutiennent les syndicats de l’industrie de la construction.
L’entrepreneur en excavation Sylvain Fournier a été reconnu coupable hier de l’homicide involontaire de son employé Gilles Lévesque, enseveli dans une profonde tranchée non sécurisée en 2012 à Montréal. Le chantier comportait un « énorme danger d’effondrement », puisqu’aucun système d’étançonnement n’avait été érigé pour retenir les parois. De plus, un imposant tas de gravier se trouvait beaucoup trop près de la tranchée.
« Aucune des mesures imposées par la réglementation ou par la loi n’a été mise en place pour assurer la sécurité de M. Lévesque. De surcroît, [le tribunal] retient que l’accusé n’a accordé aucune attention à ce risque grave et évident pour la sécurité de M. Lévesque qu’il a lui-même créé », a conclu le juge Pierre Dupras.
Les syndicats du milieu de la construction interrogés par La Presse étaient unanimes : cette décision aura d’importantes répercussions sur les chantiers. Malgré les campagnes de sensibilisation de la Commission des normes, de l’équité, de la santé et de la sécurité du travail (CNESST), 20 travailleurs du secteur de la construction ont perdu la vie en 2016, soit le quart de toutes les morts par accident de travail. La CNESST a refusé de commenter la décision.
— Michel Trépanier, président du Conseil provincial du Québec des métiers de la construction – International, qui représente 45 000 travailleurs dans la province
« C’est extrêmement important ce qui vient d’arriver. J’espère que ça va changer des choses. Ça fait des années et des années que toute l’industrie de la construction dénonce le fait qu’on a encore 25 % des décès reliés au travail sur 5-6 % de la main-d’œuvre [voir données] », soutient Yves Ouellet, directeur général de la FTQ-Construction, premier syndicat au Québec.
Cette décision envoie un message aux « cowboys » de l’industrie, estime Sylvain Gendron, président du Syndicat québécois de la construction. Dorénavant, le syndicat ne se « gênera » pas pour prévenir les employeurs qui mettent la vie des travailleurs en danger, ajoute-t-il. « Tu peux être condamné, fais en sorte de régulariser ton chantier », illustre-t-il.
« MESSAGE TRÈS, TRÈS CLAIR »
Selon la procureure de la Couronne Sarah Laporte, le juge Dupras envoie un « message clair » à tous les employeurs au pays. « Ne pas assurer la sécurité des employés peut entraîner une peine d’emprisonnement », a-t-elle résumé, à la sortie de la salle. Maintenant, les sanctions de la CNESST ne sont plus l’unique conséquence pour les employeurs qui ne s’assurent pas de la sécurité de leurs employés, a-t-elle fait valoir.
Une des principales associations d’employeurs de la construction abondait dans le même sens hier. « C’est un évènement d’une profonde tristesse. Oui, ça vient envoyer un message très, très clair sur l’importance de suivre la réglementation », soutient François-William Simard, vice-président à l’Association des professionnels de la construction et de l’habitation du Québec (APCHQ).
La grande majorité des entrepreneurs respectent déjà la réglementation en matière de santé et de sécurité au travail, nuance-t-il. « Mais s’il y a malheureusement quelques entrepreneurs, de façon isolée, qui ne prennent pas suffisamment au sérieux la prévention des accidents de travail, on espère aujourd’hui que le jugement va les réveiller », explique M. Simard.
L’Association de la construction du Québec (ACQ) n’a pas voulu commenter la décision puisqu’elle concerne un entrepreneur résidentiel, un secteur que l’ACQ ne représente pas.
LA FIN D’UNE LONGUE ATTENTE
Demain, Gilles Lévesque aurait célébré son 61e anniversaire. Six ans après sa mort, ses proches pourront enfin le mettre en terre dans son village natal de Saint-Arthur au Nouveau-Brunswick, afin de respecter ses dernières volontés. « On attendait justice. Après six ans, ça va être fait. On s’est battu pour ça, puis le gros bon sens est sorti aujourd’hui », a dit sa fille Karine Gallant, la voix étranglée par l’émotion.
La fille et la veuve de Gilles Lévesque, mort à 55 ans, étaient très émues par la décision hier pendant la lecture du jugement.
« Six ans, c’était long, vraiment long… Mon père est décédé dans des circonstances exécrables, mais au moins, c’est fini. »
— Karine Gallant, fille de Gilles Lévesque
Le 3 avril 2012, Sylvain Fournier et son employé Gilles Lévesque creusaient une tranchée devant une résidence de l’arrondissement de Lachine afin de raccorder une conduite d’eau. Or, les deux hommes se sont retrouvés au fond du trou sans que les parois soient sécurisées par un étançonnement, comme l’exige la Loi sur la santé et la sécurité du travail. Le chantier aurait dû nécessiter un arrêt des travaux immédiat, selon un inspecteur de la CNESST.
Un imposant tas de gravier posé « directement » sur le bord de la paroi s’est alors écroulé dans le trou, tuant Gilles Lévesque sur le coup. Sylvain Fournier a réussi à s’extirper, mais il a subi des blessures importantes aux jambes. Il n’a jamais alerté le 911, appelant plutôt ses frères entrepreneurs qui se trouvaient à proximité.
Selon la défense, Gilles Lévesque serait mort d’un « accident » engendré par son « comportement imprévisible ». Or, le juge n’a pas du tout cru le récit de Sylvain Fournier. Celui-ci disait avoir découvert la victime, déjà ensevelie jusqu’aux genoux, alors qu’il était parti chercher du matériel d’étançonnement. Il aurait ensuite sauté dans le trou pour tenter de sauver son ami, mais un second éboulement l’aurait enseveli complètement.
Les observations sur la peine auront lieu le 9 mai prochain. La poursuite n’a pas révélé si elle réclamerait une peine de prison ou de pénitencier.
QUAND L’ACCIDENT DE TRAVAIL EST UN CRIME
CHUTE DE 14 ÉTAGES
Une des peines les plus lourdes jamais imposées pour la mort de travailleurs sur un chantier au pays a été rendue début 2016 contre Vadim Kazenelson, un gérant de projet de la société ontarienne Metron Construction. Sept ans plus tôt, quatre de ses employés avaient perdu la vie après avoir fait une chute de 14 étages lorsque l’échafaudage sur lequel ils se trouvaient s’est effondré sans qu’ils soient attachés. Seulement deux cordes de sécurité étaient installées. La Cour supérieure de l’Ontario a déterminé que M. Kazenelson n’avait pas pris les mesures nécessaires pour s’assurer que ses employés puissent travailler en sécurité.
UNE RÉTROCAVEUSE EN PITEUX ÉTAT
En 2010, l’entrepreneur Pasquale Scrocca a été condamné à deux ans moins un jour de détention avec sursis pour la mort d’un ouvrier, Aniello Boccanfuso, mort écrasé par une rétrocaveuse sur son chantier. La machine était dans un état lamentable, écrit dans sa décision le juge Denis Lavergne, et ses freins ont manqué dans une pente, ce qui a coincé la victime contre un muret. « Il n’est pas raisonnable de ne faire pendant plusieurs années aucune vérification significative des freins ni de ne pas considérer que l’usure peut affecter le fonctionnement de certains de ces rouages. » Scrocca a fait « preuve de laxisme, voire d’aveuglement », a continué le magistrat.
UNE ENTREPRISE AU BANC DES ACCUSÉS
Parfois, c’est l’entreprise plutôt que ses dirigeants qui est accusée au criminel après un accident de travail mortel. C’est notamment le cas pour Transpavé, une entreprise de fabrication de blocs de béton, qui s’est reconnue coupable d’avoir causé la mort d’un ouvrier, Sylvain L’Écuyer, en 2005. Il a été tué par une pièce d’équipement « alors qu’il tent[ait] d’enlever une rangée de blocs excédentaires d’une palette, suite à un carambolage de planches », indique un jugement de 2008. Ce type de problème n’était pas exceptionnel et « la compagnie se devait d’en trouver la cause et de corriger la situation ». Elle a été condamnée à payer 110 000 $ d’amende pour négligence criminelle.
TROIS NOYADES : ENTREPRISE ACQUITTÉE
D’autres procès se terminent plutôt par l’acquittement de la partie accusée d’avoir causé la mort de travailleurs. Ç’a notamment été le cas en décembre dernier, alors que Ressources Métanor n’a pas été jugée coupable de négligence criminelle pour la mort de trois ouvriers par noyade, à la suite d’une rupture de conduite d’eau à sa mine de Desmaraisville en octobre 2009. « Il n’apparaît pas que les cadres supérieurs de Métanor puissent être tenus responsables », a affirmé le juge Gilles Ouellet, de la Cour du Québec, selon l’hebdomadaire local. « Il y a certainement eu des fautes blâmables de certains dirigeants et certaines lacunes dans les opérations qui étaient contraires à la loi, a-t-il continué. Mais il n’a pas été établi que les dirigeants ont fait preuve d’une insouciance téméraire ou déréglée. »
Source : La Presse +